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HOSPITALITE
Chaque jour, le même rituel, une fois que le dernier client ait quitté les lieux, après la fermeture de l’auberge, Sanya prenait soin de fermer les portes de l’établissement. Elle prenait son panier et filait tout droit au marché. Mais cette fois, elle était toujours hantée par cette vision, ce visage et ce nom qu’elle aimait de plus en plus prononcer. Elle voulait acheter quelques fruits, quelques légumes et quelques herbes pour sa cuisine.
Elle n’avait pas besoin de beaucoup de chose. Son garde-manger était déjà plein de victuailles. Elle les servait aux voyageurs. Mais elle avait des goûts plus simples que ceux qui venaient se restaurer à son auberge. Mangeant des plats souvent très riches, trop riches. Elle ne mangeait pas de repas aussi copieux. La plupart des paysans ou voyageurs qui se restauraient chez elle venait pourtant pour sa cuisine, elle était réputée être la meilleure de la cité. C’était le moment de la journée qu’elle préférait pour flâner sur le marché. Le matin, il y avait toujours beaucoup de monde et elle ne voulait pas se mêler à la folie. Elle préférait être au calme pour choisir ses produits. Elle prenait ainsi le temps qu’il lui fallait sans être pressée par un quelconque marchand ou passant. Elle n’aimait pas être bousculée.
« Eragon » pensait-elle encore. Ce nom la hantait vraiment. Elle ne pensait plus qu’à lui. Ce visage ne quittait plus ses pensées. Elle revoyait ce regard intense qui la regardait. « Mais que m’arrive-t-il ? Je ne l’ai vu que quelques minutes ! » se dit-elle. Son cœur s’accélérait malgré elle. Elle savait ce qui se passait. Elle ne voulait pourtant y croire. « Mais pourquoi lui ? » Il l’avait touché, l’avait rendu rêveuse. Elle s’émerveillait alors d’avoir fait une telle rencontre. Elle aurait tellement voulu le revoir, juste un instant, pour admirer encore son visage et ce regard si pénétrant.
Sanya était maintenant distraite. Elle était perdue au milieu de ses pensées. Elle ne remarqua pas le jeune garçon qui s’avançait vers elle. Elle était définitivement perdue dans ses rêves et elle le percuta.
Elle se sortit brusquement de ses rêveries et sentit ses provisions lui échapper et tomber. Ça n’est qu’en relevant la tête qu’elle réalisait :
Oh ! Je suis… désolée ! disait-elle, encore sous le choc.
Une expression de surprise la saisissait. Elle faisait face à l’homme qui l’avait hanté toute la journée. Elle blêmit en le réalisant, puis elle rougit de nouveau. Elle sentit son cœur s’emballer et une sensation intense prit son estomac. Elle sentit une vague glacée glisser en elle. Elle ne pouvait contrôler cette émotion nouvelle et intense qui l’envahissait.
Eragon s’accroupit pour l’aider à ramasser les produits éparpillés sur le sol. Elle restait silencieuse et fuyait son regard de peur qu’il ne découvre ce qu’elle ressentait. Il paraissait pourtant inquiet et dit alors pour se rassurer et rassurer la jeune fille :
Ça n’est pas grave ! Est-ce que tout va bien ?
Oui… Je crois.
Sanya sentait son cœur sur le point de céder. Elle contrôlait difficilement sa respiration qui devenait légèrement saccadée. Elle repensait inévitablement à ce que lui avait dit Slovan. Et Gellioth dans la taverne. « S’il peut lire mes pensées… » Elle essaya alors de paraître la plus naturelle possible, mais ses émitions trahissaient ses gestes et ses paroles pour les quelques mots qu’elle put dire. Elle bredouillait quelques mots et ses gestes étaient un peu confus. Le jeune homme ne paraissait s’être rendu compte de rien. Il sourit pourtant :
Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise ! J’en suis.
« Il sait », se disait-elle. Elle essayait de changer d’expression, mais elle savait malgré elle qu’il s’était rendu compte de quelque chose. Elle tenta malgré tout d’engager la conversation pour reprendre doucement possession de ses moyens.
- On m’a appris que tu étais Eragon le tueur d’Ombre.
- Je me doutais que quelqu’un te parlerait de moi. Je me réjouissais que tu ne saches pas qui je suis.
- Tu as éveillé ma curiosité !
- C’était loin d’être volontaire.
Sanya sentit que le garçon était un peu gêné. Il tendit les victuailles à la jeune femme qui les reprit avec un sourire :
- Merci.
- Connaîtrais-tu une taverne ou un autre endroit de ce genre ouvert après le coucher du soleil ? Je désirerais boire et manger.
- Plus personne n’ouvre après le coucher du soleil depuis les différents massacres et pillages perpétrés par les Urgals ou les espions. Il a été instauré un couvre-feu et personne n’est assez stupide pour l’enfreindre. Les gens ont trop peur de ce qui pourrait leur arriver !
- Bien, je te remercie. Je me débrouillerai alors. Je trouverais peut-être ce que je cherche au campement, après tout.
Le jeune homme la remerciait encore et s’éloignait déjà. La jeune femme regrettait presque ses paroles. Elle ne voulait pas le faire fuir. Elle était heureuse d’avoir eu la chance de le rencontrer encore. Elle ne voulait paraître impolie, mais elle mourait d’envie de lui offrir l’hospitalité, seulement, le courage lui manquait pour lui parler de son désir. Elle le regardait un moment et le laissait s’éloigner sans un mot. Puis elle ressentit une irrésistible envie de l’appeler, mais elle se retint. Elle eut soudain l’audace de dire à haute voix :
- Je pourrais te cuisiner quelque chose… peut-être… si tu veux.
Elle réalisait ce qu’elle venait de faire et elle espérait seulement ne rien faire paraître de son malaise. Sa voix n’avait pas tremblé et elle paraissait plus naturelle, maintenant. Le garçon se retourna alors et lui sourit, visiblement ravi :
- Avec joie.
Il fit demi-tour et fit quelques pas jusqu’à Sanya. La jeune femme sourit. Elle était heureuse d’avoir eu l’audace de lui proposer de l’aider. Il tendit le bras pour lui prendre son panier. Elle le lui donna sans hésiter et ils marchèrent ainsi l’un près de l’autre jusqu’à l’auberge.
Sanya repensait à ce qu’elle venait de faire et souriait malgré elle. Elle ouvrit ensuite la porte de l’auberge et fit entrer son invité. Ils pénétrèrent dans l’immense salle devenue sombre, froide et silencieuse. Ensuite, Sanya prit soin de referme la porte à clé.
Eragon s’avançait dans l’immense salle et attendait que la jeune fille l’invitât à la suivre :
- Suis-moi.
Elle l’entraîna à travers l’immense salle déserte. Ils passèrent devant le comptoir pour atteindre une porte qui jouxtait le bar gigantesque, une petite porte à peine visible. Ils descendirent deux petites marches de pierres et entrèrent dans une cuisine immense. Elle était tout en longueur et en pierres foncées. Il y régnait une fraîcheur saisissante par rapport à la chaleur des lieux, partout ailleurs.
Eragon s’assit à la petite table de bois clair qui faisait face à une porte-fenêtre assez étroite étant donné la taille de la pièce. Il observait les lieux. Une batterie complète de casseroles et de poêles pendait au mur, au-dessus d’un poil à bois gigantesque, en fonte, sur la droite. Des couteaux étaient suspendus juste en dessous de la batterie. Sur le mur de gauche. Il finissait par croiser le regard de Sanya pour demander :
- Est-ce que tu sers seule ?
- Oui. Il n’y a plus beaucoup de monde qui vient ici depuis les différentes lois entrées en vigueur.
- Et tu nas pas peur de ce qui pourrait t’arriver ? Beaucoup de marchants et paysans sont morts à cause des espions infiltrés au Surda.
- Bien-sûr que si. Mais j’essaye de ne pas céder à la peur. Je me dois rester. On m’a accueilli ici et offert cet emploi. Quand le propriétaire des lieux à fui, j’ai voulu continuer. J’étais ainsi sûre de ne pas finir dans la rue où j’aurais été une proie facile.
- Je comprends.
Eragon le savait pour avoir entendu parler des différentes agressions survenus ici même, au Surda, à Aberon. Lorsqu’il en entendait parler, pendant les réunions du Conseil, des agressions qui se faisaient de plus en plus nombreuses, il pensait inévitablement à ce qu’il avait vécu. Il avait cependant du mal s’imaginer une femme seule tenir tête à des voyous, des brigands, pire, des pillards. Alors quand on savait de quoi étaient capables les Urgals ou même les Ra’zacs, Eragon paraissait surpris qu’elle reste seule. Il regardait la jeune femme d’un air compatissent. Il savait combien il était difficile de se retrouver seul et de faire sa vie ainsi seul. Les deux jeunes gens restèrent un moment silencieux, perdus dans leurs souvenirs et dans leurs pensées. Leurs regards se croisaient de temps à autre. Sanya avait désormais moins peur de parler à cet homme qui la mettait si mal à l’aise un peu plus tôt. Elle voulait maintenant en apprendre un peu plus. Il fallait toutefois se restaurer et elle remit à plus tard les questions qui se bousculaient encore une fois dans sa tête. Elle laissa passer un silence et demande enfin à Eragon :
- Que veux-tu boire ?
- Ta bière est excellente, à ce qu’il paraît ! dit-il avec un sourire.
La jeune femme lui rendit son sourire :
- Et que souhaiterais-tu dîner ?
- Je ne mange pas de viande. Mis à part ça, ce qu’il te plaîra.
- Très bien.
La jeune femme ne s’étonna pas du fait qu’Eragon ne mangeait pas de viande. Elle avait servi tellement de gens étranges durant son séjour dans cette auberge qu’elle ne paraissait même pas surprise par cette remarque.
Elle alla chercher quelques produits dans le garde-manger, passant la porte, au fond de la cuisine, et revint pour préparer donc un ragoût de légumes. Elle alla derrière le bar pour chercher un pichet de vin, et un autre, de bière. Elle sourit également une tarte aux myrtilles. Ils mangèrent, attaché l’un en face de l’autre. Sanya se réjouissait de le voir manger avec appétit.
La jeune femme était heureuse de passer un peu de temps avec Eragon. Elle le trouvait vraiment charmant et fascinant. Il était poli et écoutait avec attention. La jeune femme profita donc de cette décontraction et commença à le questionner. Elle voulait partager avec lui un moment de paroles et d’échanges
Ils parlèrent ainsi longuement. Ils échangèrent des souvenirs d’enfance ainsi que d’autres souvenirs, heureux ou douloureux. Ils avaient plus en commun qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Elle découvrit que la plupart des histoires à son sujet étaient vraies. Il avait réellement été fermier. Elle avait toutefois remarqué que son apparence était assez différente et Eragon lui avait alors confié qu’il était désormais à moitié elfe. Tout ceci la fascinait et elle écoutait avec beaucoup d’attention ce que lui confiait le garçon. Ils avaient vécu beaucoup de choses communes et avaient tous deux perdus des gens très proches pour avoir eu l’audace d’affronter l’Empire, volontairement ou non. Elle détestait autant que lui cette tension et cet Empire.
La nuit était tombée depuis longtemps. Eragon se sentait las et Sanya commençait à bâiller. Il sentait qu’il fallait prendre congés. Il se leva donc en disant :
- Il faut aller dormir.
- Tu ne devrais pas rentrer seul durant la nuit. Même pour un Dragonnier, les dangers sont partout, surtout la nuit. Il y a de nombreuses chambres ici, elles ne servent plus à personnes depuis le couvre-feu. Tu pourrais t’y reposer. Elles sont propres. Je continue de les tenir ainsi en espérant pouvoir les voir occupées à nouveau un jour.
- C’est peut-être plus prudent, en effet. Il me faut juste prévenir quelqu’un, ça ne prendra qu’une minute.
- Mais…
Sanya s’interrompit et la regarda. Il resta silencieux un moment immobile. Elle croyait à un malaise ou quelque chose dans ce genre. Mais l’instant suivant, Eragon dit :
- Le message est passé. Veux-tu me montrer ma chambre ?
Elle ne parut pas vraiment rassurée, mais ne posa pas de questions. Pourtant, ce n’était pas l’envie qui lui en manquait. Elle dit simplement :
- Bien sûr, suis-moi.
Sanya alluma une petite lampe à huile et Eragon la suivit à travers l’autre pièce. Ils montèrent l’escalier jusqu’à l’étage, passant devant Eragon, Sanya lui montrait le chemin. Elle commençait à gravir les marches en essayant de ne rien penser de ce qu’elle avait vu un peu plus tôt. Ce fut plus fort qu’elle, elle ralentit le pas et attendit qu’Eragon se porte à son niveau pour lui parler :
- Je sais que je ne devrais pas être si curieuse, mais je suppose que tu ne vis pas seul. Enfin… je veux dire qu’un Dragonnier possède un dragon.
- Posséder est un grand mot. Je suis uni à un dragon, c’est vrai. C’est plus un partage qu’une possession. Et c’est en fait une dragonne !
- Excuse-moi encore. Je voudrais savoir, est-ce à elle que tu as envoyé ce message ?
- Oui. J’étais sûr que tu me poserais la question. Nous communiquons par la pensée.
- C’est ce qu’il m’avait semblé. Mais pourquoi n’est-elle pas avec toi ?
- Difficile de se balader en ville avec un dragon !
- Oui, bien sûr. Désolé ! Si tu le souhaites, elle pourrait dormir dans la grange, elle est immense et je pense qu’elle aurait assez de place.
- C’est gentil à toi, mais ce ne sera pas utile.
- En fait, je sais que c’est impoli, mais si je te l’ai proposé, c’est que… enfin… j’aurais aimé…
- Tu aurais aimé la voir, c’est ça ?
- Oui. J’ai beaucoup entendu parler des dragons et j’étais… enfin je sais que je ne devrais pas… mais je suis intriguée.
Sanya était un peu honteuse et baissa les yeux sur ses chaussures. Elle regrettait un peu cette curiosité, mais elle avait entendu parler de ces magnifiques bêtes et le désir d’en rencontrer une était le plus fort. Elle n’avait su résister. Elle ne pouvait pas passer à côté de cette formidable opportunité.
Eragon poursuivit :
- Elle me rejoindra demain. Je te la présenterai si tu le souhaites. Mais es-tu sûre de ne pas avoir peur d’elle ?
- Je ne sais pas. Mais je veux essayer. Je sais que je ne devrais pas être aussi curieuse. Je m’en excuse. Mais j’ai toujours rêvé de voir une de ces créatures.
- Elle est bien plus que cela. Elle est… une conscience…
- Je ne connais rien des dragons, excuses-moi si mes propos ne sont pas justes.
- Ce n’est rien. Je comprends. Elle te plaira sûrement, conclut enfin Eragon en souriant.
Sanya souhaita enfin une bonne nuit à Eragon qui remercia Sanya. Il entra dans la chambre et disparut derrière la porte qu’il referma sans bruit.